« Texte libre » de Bernard Friot.

Texte libre

Dimanche, je suis allé chez mon tonton et ma tata. On a mangé du poulet avec des frites. Après, on est allés au zoo et on a vu le tigre dans sa cage. Quelle belle journée !

Lundi, je suis allé chez le tigre. On a mangé mon tonton et ma tata avec des frites. Après, on est allés au zoo et on a vu le poulet dans sa cage. Quelle belle journée !

Mardi, je suis allé chez le poulet avec des frites. On a mangé le tigre. Après, on est allés au zoo et on a vu mon tonton et ma tata dans leur cage. Quelle belle journée

Etc.

Bernart Friot


1. Analyse du texte

Un texte ambigu et dystopique
Ce texte court de Bernard Friot renferme de nombreuses ambiguïtés. Sa forme apparemment simpliste amène tout d’abord le lecteur vers une confiance qu’il va ensuite trahir.
On ne trouve dans ce texte aucune difficulté de lecture : les phrases sont simples et le vocabulaire accessible.
Sa forme ressemble à une comptine, douce, amusante et sans conséquence.
Pourtant, il existe un sens profond lourd et dérangeant dès lors que l’on accède au sens profond du texte.

La trahison
C’est par l’humour que la trahison de ce texte passe essentiellement. Entendons par trahison, le cheminement du lecteur vers une prise de conscience que ce texte n’est pas une musique douce. Le lecteur est tout d’abord emporté dans une belle journée familiale, au zoo. Le lecteur, a fortiori s’il est jeune, y trouvera une ambiance rassurante le « dimanche ».
Le « lundi », le lecteur est soudainement plongé dans une scène d’horreur où sont dévorés le tonton et la tata, personnages qui étaient justement des piliers rassurants la veille. Cependant, c’est le rire qui l’emporte ici, dans la mesure où le lecteur accepte la dérision telle qu’elle lui est apportée, puisqu’il est en confiance. Cette confiance est maintenue par la touche d’humour supplémentaire apportée par le mot « frites » qui atteste que la personne qui dévore ne semble pas affectée par la situation.
Enfin, le « mardi », le lecteur s’empresse de lire la phrase, car, finalement, que peut-il arriver de pire que deux humains dévorés ? L’enfermement du tonton et de la tata dans leur cage synthétise tout l’enjeu du texte.
Pourquoi le texte nous trahit-il ? Certainement parce qu’il nous a surpris à rire d’un sujet grave et terrible. Nous avons été heureux en première partie, amusés en seconde partie, pour finalement comprendre que nous avons ri et pris du plaisir aux dépens de l’animal, soit enfermé – le tigre – soit dévoré – le poulet.
Le leitmotiv « Quelle belle journée. » ajoute à cette trahison : l’auteur nous force à « dire » (lire) une conclusion relative à une situation horrible, et nous met dans une position inconfortable. Il nous fait dire ce qu’on ne veut pas, nous rend complices d’un crime, nous fait nous questionner sur nos actions dans notre propre vie : mon comportement est-il adapté aux valeurs que j’affiche, où dois-je admettre que je me trahis moi-même en prononçant cette phrase ? Suis-je déjà allée au zoo sans me poser davantage de questions ? Est-ce que je mange de la viande sans culpabiliser ? N’ai-je pas tendance à réagir et m’offusquer uniquement lorsque je suis directement concerné ?

L’enfermement
Il s’agit ici de tout l’enjeu du texte. Ce texte, coupé en 3 parties, montre, par la symétrie, un retournement parfait de la situation : un jeu de miroir entre l’humain et l’animal. Ce qui est dénoncé ici est l’enfermement du tigre, et par extension l’enfermement de l’animal dans le zoo, et pourquoi pas l’enfermement au sens large, la prison, ou même la prison intérieure, dévorante, les peurs enfantines etc. Bref, le lecteur pourra observer dans ce miroir virtuel toute l’angoisse qui lui sera propre. En effet, le « etc » à la fin du texte nous pousse à imaginer des angoisses encore plus profondes si l’on devait imaginer une suite aux jours de la semaine.

2. Comment amener les élèves à la compréhension de ce texte ?

Amener les élèves à comprendre va consister ici à ne pas les laisser s’engouffrer dans le sens premier du texte, car le chemin en est facile et donc constitue un piège majeur.
Ce texte est un très bon exercice pour montrer ce qu’est un enjeu de lecture, car l’opposition entre la forme et le fond du texte en lui-même peut aider à comprendre qu’un texte ne consiste pas simplement à en faire une lecture formelle.

– Faire observer la forme : demander aux élèves ce qui se répète, comme la structure, les mots (les personnages, les lieux, les objets).
« Qu’est-ce qui revient plusieurs fois ? »

– Demander aux élèves ce qu’ils ressentent à chaque étape du texte : joie, rire, étonnement.
« Qu’avez-vous ressenti au moment où vous avez le ce paragraphe ? »

– Demander d’expliquer l’humour. Cette question est difficile, et peut même être une question à isoler et à garder en ligne directrice. Elle peut être écrite sur une feuille qui restera visible. L’humour ici est basé sur l’absurde, et donc ce sera l’occasion de mettre en opposition le réel du fictif. Qu’est-ce qui est probable, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Attention à bien faire différencier le probable du réel. Un texte littéraire est un texte inventé, décroché de faits réels. Ce tigre n’a pas de représentation dans le réel, il représente tous les tigres enfermés.
« Pourquoi ce passage est drôle ? »

– Faire décrire aux élèves les images mentales provoquées par le texte. Ici, décrire le tonton et la tata soit dévorés soit enfermés devraient être une piste pour leur faire prendre conscience de la dureté de la scène. Poser des mots sur de telles images, décrire, taille, forme, couleurs, rappel avec le vécu (similitudes avec un zoo, un oncle une tante) peut aussi être accueilli dans la description des images mentales, et à mettre en relation avec l’affect du texte.
« Qu’avez-vous vu dans votre tête quand vous avez lu ce passage ? »

– Faire représenter avec un schéma ou dessin la progression de l’histoire. Ici, le peu d’éléments permet facilement un jeu de permutation. On peut par exemple dessiner les lieux et écrire/dessiner brièvement les personnages et animaux sur des étiquettes pour pouvoir leur faire échanger leurs rôles au fur et à mesure de l’histoire. C’est ainsi que l’on pourra mettre en évidence le tigre dans sa cage en opposition avec les humains dans la cage, mais aussi avec les sentiments ressentis à ces moments-là. On demandera alors si ces sentiments/émotions étaient adéquates, et, sinon, comment pourrait-on les ajuster et pourquoi. Ce sera donc au moment du réajustement que l’on accédera au sens.

3. Comment aider davantage les élèves qui ont des difficultés à accéder à cette compréhension ?

On pourra guider plus précisément les élèves dans chacune des étapes.

– Pour la forme, faire souligner en couleur les mots comme les jours de la semaine, entourer les 3 paragraphes ou montrer qu’ils ont une taille proche.

– Pour les émotions, proposer une palette d’émotions, ou remémorer le moment de lecture si un élève a ri ou souri à ce moment-là. On pourra parler de ses propres émotions : « Moi quand j’ai lu ce passage, j’ai eu une image dans ma tête qui était dérangeante, je n’ai pas trop osé imaginer les détails de cette scène, j’ai même eu un petit peu peur ».

– Pour les images mentales, demander des précisions, comme les couleurs, les formes, ou même relire certains passages en demandant aux élèves de décrire ce qu’ils voient (leur dire avant ce que l’on va leur demander après).

– Pour le schéma, guider en imposant la forme ou en l’ayant préalablement préparé. Permuter physiquement les étiquettes, plusieurs fois, en demandant de quel jour il s’agit, de quel sentiment cette situation provoque et enfin de quoi peut-on s’offusquer.

– Enfin, on peut poser des questions plus directes, comme demander si la vision de l’enfermement des humains est normale, demander si ce sentiment évoqué peut aussi être ressenti pour l’enfermement du tigre. Attention, si l’étayage est trop fort, c’est peut-être l’indicateur que l’accès à la compréhension de ce texte est trop difficile pour le ou les élèves.

4. Indicateurs de réussite (vérification de l’accès à la compréhension)

Enfin, les élèves devront être en mesure de relater le texte sans le résumer simplement, mais justement en évoquant également le sens qui en a été dégagé.

On pourra par exemple demander d’expliquer le titre, qu’il sera possible de comprendre après avoir perçu les subtilités du texte.
« Texte libre » : ce texte est libre car la forme permet de le continuer librement. Ce « texte » est un récit, il n’est pas réel, pourtant c’est un texte engagé, presque politique. Enfin, le mot « libre » est central, puisque c’est bien de liberté dont on parle ici.

On amènera alors les élèves à se demander qui est à l’initiative de ce sens : l’auteur. Un texte littéraire est un moyen de traduire une pensée, une morale, de donner un avis, proposer un engagement pour une cause, en tentant d’amener le lecteur avec lui.

Le lecteur ne doit donc pas être simplement un lecteur passif, mais il doit être acteur et chercher ce qu’il y a à comprendre dans un texte.

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