« Dix petites graines » de Ruth Brown

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Présentation

couverture

« Dix petites graines » de Ruth Brown est un album documentaire que je propose en compréhension littéraire à des élèves de grande section de maternelle.
Il s’agit d’un enfant qui plante dix graines de tournesol. Nous observons au fil des pages les graines à tous leurs stades de développements, jusqu’à la fleur et à nouveau les graines. Pourtant, à chaque double page apparaît un événement perturbant l’évolution d’une des plantes, tour à tour.
Ce livre est un album documentaire qui met en scène le cycle de vie d’une plante, en jonglant entre événements perturbants, décompte inéluctable, mort et vie.

I. Les choix didactiques

Les choix didactiques associés à cet album s’orientent vers les lectures multiples que l’on peut faire de l’histoire. En ce sens, la compréhension de l’élève ne sera pas unique, mais globale : on amènera l’élève vers différents points de vue de lecture qui l’obligeront à entrer dans des stratégies de compréhensions différentes.

– Les élèves devront apprendre à focaliser leur lecture dans une direction particulière. Ainsi, ils pourront changer de point de vue et faire plusieurs lectures d’une même histoire.
Il s’agira tout d’abord d’appréhender cet album comme un album à compter. L’élève devra pouvoir expliquer la décrémentation : que deviennent les graines, combien de graines sont mangées à chaque fois, donc pourquoi on décompte de façon régulière.
Ensuite, ils devront se positionner du côté d’une lecture scientifique : ils doivent être capables d’observer la pousse de la graine, le moment où elle sort de terre, les différentes représentations de la terre.
Enfin, il faudra adopter une attitude de lecteur réfléchi, prendre du recul, observer le rôle des animaux, et se demander où est le bien du mal, où est le bénéfice ou la perte, et admettre intimement l’équilibre final.
Pour aider les élèves dans ces lectures multiples, le maître devra engager le sens de la lecture. Il l’induira simplement, le but étant que les élèves trouvent eux-même les directions. Par exemple, en demandant pourquoi on en est à « huit », ou encore, que fait tel ou tel animal -en opposition avec un autre-, ou bien, la fleur est-elle morte ?
Plus concrètement, une fois un sens de lecture établi, on fera une lecture complète de l’album uniquement dans ce sens.

– Les élèves devront articuler ces lectures pour compléter les « blancs » du récit, c’est-à-dire tous les non-dits entre texte et image. Ils devront donc lever les implicites, très présents dans cet album. Non seulement il doivent sentir le « vide » mais il doivent aussi le remplir de ce qu’ils comprennent. « Il n’y a plus que neuf graines car le pigeon en mange une » et ainsi de suite.

– On attendra des élèves qu’ils parviennent à verbaliser les situations en explicitant tous les enjeux de l’histoire. « Le tournesol a donné des graines car l’abeille a joué son rôle de pollinisateur, et les coccinelles l’ont débarrassé de ses pucerons ».

– Concernant les connaissances du monde indispensables à la compréhension, le maître devra diriger les élèves de la simple compréhension à l’interprétation du récit. Il veillera aux contres-sens, apportera le vocabulaire manquant, expliquera le rôle des animaux.

– Les élèves devront pouvoir être conscients de la focalisation de l’album. Dans quel monde sommes-nous ? Qui sont le chien et le chat ? Où est le petit garçon ? Qui est le grand garçon ? Qu’est-ce qui, dans le décor, peut nous servir d’indices ?

– Enfin, on demandera aussi aux élèves d’essayer de verbaliser les stratégies qu’ils ont utilisées pour arriver à une compréhension fine. Cette étape sera importante pour l’élève, mais aussi pour ceux qui ont du mal à faire cheminer leur pensée vers cette compréhension à la fois fine et globale. « Je pense qu’il y a une maison pas loin car il y a des escaliers ».


II. Analyse de l’album

« Dix petites graines » est une comptine. C’est un album à compter, dans lequel on décompte de 10 à 0 (en réalité, de zéro on repasse à 10, puisqu’on est dans un cycle). Cette itération accentue le malaise et les interrogations au départ, mais elle devient agréable dès lors qu’on accède à une compréhension rassurante de l’histoire. Elle pourra être l’objet d’une approche mathématique, rythmée, qui pourra aussi aider l’élève à se repérer dans la chronologie. Enfin, elle participera au plaisir de la relecture de l’histoire, par la répétition et la stabilité qu’elle offre.
Cependant, cet album n’est pas qu’une comptine. C’est une histoire faite de non-dits, d’événements perturbants, d’implicites, de blancs, et d’apparents contre-sens qui sont en fait les acteurs d’un équilibre, celui de la nature.

Plusieurs niveaux de lecture

pigeon

Dans un premier niveau de lecture, l’histoire, au sens chronologie des événements, nécessite d’emblée un décodage des informations fournies par chaque double page. Le procédé sera le même tout au long de l’histoire : un animal/individu fait disparaître une graine/pousse/plant (sauf à la fin) et induira des variantes dans le contenu (différents animaux et différentes actions). Il s’agira donc tout d’abord d’une compréhension structurelle qui sera vérifiée si les élèves sont capables d’expliquer pourquoi le nombre de plantes diminue au fil de l’histoire, ou de remettre en ordre des images séquentielles.

Cependant, cette première lecture constituera une suite d’événements perturbants pour le jeune lecteur, du fait des événements (plantes mangées tour à tour) et de la structure (décompte irrémédiable) :

poussesUn second niveau de lecture offrira une vision documentaire relative à la germination, au cycle de vie d’une plante. De la graine à la graine. Cette seconde lecture ne viendra pas en plus, mais sera inhérente à la compréhension globale. Elle donne sens à l’histoire, sinon quel intérêt de lire une histoire où chaque animal mange tour à tour une plante naissante.

Cette seconde étape de compréhension viendra répondre aux interrogations formulées lors de la première approche : si chaque animal mange une plante, la plante ne peut jamais pousser, il ne va jamais y avoir de suite, l’histoire va se terminer en drame. Or, l’approche documentaire montre que dans la nature, toutes les graines germées n’arrivent pas à terme, mais qu’elles jouent toutes un rôle à un moment ou à un autre (nourrir un animal) ou qu’elles sont victime d’un aléas, sans que pour autant nous soyons dans la perspective d’une histoire qui se termine mal.
La lecture documentaire vient donc adoucir la première lecture. La plante pousse, fleurit, et donne à nouveau des graines. Tout va bien. Les deux premières lectures vont donc de paire et disent ensemble au lecteur : tout ceci est normal.

Fort de ce premier ré-équilibrage de compréhension, et les tensions étant apaisées, on peut maintenant proposer aux élèves une troisième lecture, centrée sur les actions animaux.
Que font-ils ? Sont-ils tous néfastes pour la plante ?
On pointe maintenant du doigt l’interaction de la plante avec les insectes, qui était dramatique en première lecture, mais qui s’explique maintenant. Les vers de terre, par exemple, qui apparaissent sur toutes les vues en coupe, et dont la présence est inquiétante sur les premières pages -on le trouve même tout près du doigt le l’enfant, invisible par lui-, ne dévorent aucune plante.
doigtL’abeille ne détruit pas la fleur mais la pollinise. Les coccinelles débarrassent les plantes des pucerons. Sans l’intervention de ces animaux, la plante n’aurait pas pu aller jusqu’à maturité et n’aurait pas pu donner de graines. On fera à cette occasion un second travail de vocabulaire. Le pigeon picore, la taupe creuse, le chat gratte la terre, l’abeille butine etc, l’enfant récolte etc.
Il s’agit ici d’un écosystème, dans lequel on a aussi intégré l’homme, non pas dans une action totalement responsable mais il est malgré tout positionné en tant qu’initiateur de l’action (l’enfant qui plante).

On aboutit donc, par ces différentes lectures, à une compréhension fine de l’album. Le décodage des doubles pages pourra aller plus loin, en posant des questions de plus en plus fines :  que mange précisément la limace, pourquoi la taupe est sous la feuille, le bouton est-il mort ou fané etc.

Enfin, il faudra s’assurer de la compréhension parfaite de la dernière page, puisque c’est elle qui clôt le cycle de la vie de la plante. On termine sur une réussite effaçant totalement le trouble ressenti par l’enchaînement de tous ces événements perturbants.

L’articulation entre le texte et les images

Cet album montre une articulation particulière entre le texte et les images. En effet, le texte n’aide pas directement à la compréhension : elle fait un état des lieux. Sur la première page, on peut lire « Dix graines, une fourmi. ». Le lecteur est abandonné en quatre mots. Quid de la main de l’enfant, des vers de terre, et du vol qu’est en train de commettre la fourmi ? Quid de la petite pancarte ? Rien.

Dès le début de l’album, et ceci jusqu’à la fin, l’élève devra faire appel non seulement à son analyse des images, mais aussi à ses connaissances du monde. L’enseignant aura alors un rôle à jouer dans ces deux domaines.

Ce livre possède une chronologie forte, mais se déroule en un seul lieu. Pourtant, si l’on regarde bien, il y a un mouvement constant vers le haut. En effet, les premières pages sont en coupes, sous terre, puis, avec l’aide du personnage de la taupe, on sort de terre, pour ne plus cesser de monter, en même temps que la pousse de la plante sort de terre et nous tire vers le haut. Parallèlement, un effet de zoom s’opère, puis qu’on passe de l’espace de dix graines à une seule plante, pour aboutir à un plan très proche de la fleur.

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Il faudra attendre la dernière planche du livre pour retrouver un plan large, avec la terre, la plante, l’enfant et la récolte des graines.

D’une certaine façon, la main de l’enfant qui plante les graines au tout début de l’histoire marque l’intention, et la dernière planche marque l’aboutissement. L’équilibre de la nature finit par être trouvé, en même temps que l’équilibre littéraire et cognitif du lecteur. Peu importe alors que l’on trouve sur cette planche une énorme plante terminée par une fleur fanée. Celle-ci est porteuse d’espoirs, puisque porteuse de graines. À ce stade final de l’album, il n’y a plus de place aux éléments perturbants, puisqu’il y a eu compréhension. En témoigne un ultime détail, celle de l’entente commune du chien et du chat (races qui n’ont pas la réputation de s’apprécier, « s’entendre comme chien et chat »), et qui regardent avec une complicité évidente la précieuse récolte du petit garçon.

chienchat
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Enfin, concernant les illustrations, on remarquera la différence marquée entre les détails de tout ce qui concerne la terre, et la légèreté de trait et de peinture pour le paysage lointain. Qui remarquera le crapaud pacifiste au loin sur la double planche où mange la limace ?

grenouilleLe regard du lecteur est guidé vers les éléments détaillés : ceux vers lesquels on posent naturellement le regard, sont ceux qui nous donnent directement la réponse aux questions soulevées par l’obscurité du texte.

Ainsi, il sera impossible de ne pas vouloir regarder dans le détail toutes les radicules émergeantes des graines qui germent sous terre, qui ressemblent à de véritables planches encyclopédiques, réalisme qui se perçoit aussi très bien dans le trait de tous les animaux, jusqu’aux couleurs des plumes du pigeon ramier et aux détails de son bec. Certes certaines graines se font dévorer, mais en réalité c’est la vie qui est en train de gagner.

Cet album est donc une mine d’or pour des enfants non lecteurs. Ils peuvent lire ce lire, accéder à sa compréhension sans avoir encore accéder à la lecture. On pourra le laisser en libre accès aux élèves, afin qu’ils puissent scruter les magnifiques illustrations dans leurs moindres détails.

Enfin, on parle aussi d’écologie et de respect, car si l’on observe bien la façon dont les plantes sont détruites, elles le sont toujours de façon naturelle par les insectes et animaux (qui les mangent) et le sont de façon brutale par l’intervention de l’homme ou des animaux familiers (versus sauvages). Cependant, comme on l’a évoqué précédemment, c’est l’intervention de l’homme qui a permis la culture de ce tournesol. Mais pas n’importe quel humain, puisqu’il s’agit d’un enfant, d’un âge proche de celui du lecteur.
Ce dernier peut donc entrer dans une démarche d’identification, à la fois réconfortante et levant toutes les angoisses déroulées tout au long de l’album, mais aussi à la fois pleine de promesses en suscitant l’envie de reproduire l’action de l’histoire dans la réalité.


III. Enjeux de compréhension

Dans un premier temps, l’élève devra donc comprendre ce qu’il se passe d’un point de vue factuel : Il y a n-1 graines à chaque apparition d’un nouvel animal.
Corollairement à ceci, et comme deux courbes qui s’inversent, la plante pousse, grandit et mûrit.

L’enjeu principal est cependant celui de l’implicite. Il y a un vide entre le texte, laconique, et la richesse de l’illustration. Il faut donc que le lecteur se pose des questions. Les bonnes questions, c’est-à-dire celles qui vont combler le vide entre texte et image. Il faut donc amener les élèves vers ces questions, afin de les mettre dans une recherche active pour la compréhension.
Chaque double-page induit un « pourquoi » : pourquoi la fourmi, la souris ou le pigeon emportent une graine, pourquoi le petit garçon affiche une telle mimique, après quelle balle le chien court-il, pourquoi les vers de terre rôdent-ils ainsi, où va cette fourmi avec la graine ?

Il faudra aider l’élève vers le cheminement des réponse, en lui donnant les outils nécessaires s’il ne les a pas : soit en lui apportant les connaissances du monde qu’il ne détient pas, soit en le guidant vers une question à laquelle il pourra répondre et ainsi de suite jusqu’à une compréhension fine de chaque page.
En effet, cet album peut prêter à de multiples confusions dès lors que le lecteur manque de connaissances pour le lire.

Enfin, pour le guider, on pourra s’appuyer sur certains procédés littéraires : les relations logiques causes/effet  (un animal fait disparaître une graine) ou d’une page à l’autre (la balle et le chien), la disparition des graines par dé-comptage régulier, la progression linéaire de la pousse des plantes, et la répétition du procédé de l’histoire.


IV. Obstacles à anticiper

Un des principaux éléments perturbateurs de l’album est l’angoisse qu’il induit : la disparition des plantes est la cause de l’action d’êtres vivants, de surcroît des animaux non prédateurs, souvent représentés dans les albums de jeunesse comme des animaux pacifistes (fourmi, oiseau, souris).

L’élève est tiraillé entre la vision d’un « gentil petit animal » qui mange une graine qui a l’air succulente, et la destruction progressive qui s’opère sous ses yeux d’un projet qui allait au départ dans le sens de la vie, de la nature, et même de l’amusement puisque c’est un enfant qui en est à l’origine.
Ce n’est qu’avec la découverte de l’équilibre final de l’album et des équilibres particuliers tout au long de l’histoire, que le lecteur pourra relativiser les interventions des animaux, les comprendre et les expliquer.
Entre temps, cette angoisse va aiguiller la compréhension en faisait chercher l’élève à prendre parti : le pigeon est fautif, ainsi que la fourmi, mais aussi la coccinelle et l’abeille. Il est donc un frein à la compréhension, mais il faut malgré tout noter qu’il s’agit avant tout d’un procédé littéraire, un piège maîtrisé, soigneusement orchestré par l’auteur.

Un autre obstacle essentiel concerne les connaissances du monde.
Des connaissances animales : une fourmi est capable de porter une graine proportionnellement très lourde, une limace se nourrit de jeunes plants, une taupe vit sous terre, le petit garçon joue au base-ball (référence anglo-saxonne), les pucerons sont nocifs pour les plantes mais les coccinelles peuvent les en débarrasser, l’abeille a un rôle pollinisateur, une fleur fane.
Des connaissances végétales : la graine est un constituant vivant, elle se développe d’une façon déterminée, produit une fleur puis des graines. Ici l’exemple du tournesol est très explicite car les graines sont très nombreuses et très visibles. On pourra montrer des images plus explicites de fleurs de tournesol à maturité, en mettant en évidente les pétales fanées.

Le vocabulaire est aussi un obstacle important dans l’album. En effet, la graine « change » de nom dès lors qu’elle sort de terre : pousse, plant, plante, bouton, fleur, puis à nouveau graine. Ces noms seront pour la plupart inconnus par les élèves. On les explicitera, par exemple en rapprochant « plant » et « plante », « pousse » avec le verbe pousser etc.

Il faudra aussi faire attention aux changements de points de vue, car le début de l’album montre la terre « en coupe ». Cette représentation est une représentation scientifique, il faudra amener les élèves à la comprendre, par exemple en demandant ce que l’enfant ou les animaux « voient » de la scène. Enfin, en parallèle de ce problème, il faut noter qu’il s’agit ici d’un chronotope, et, même si on n’emploiera pas ce terme, on guidera les élèves vers l’observation que toute l’histoire se déroule en un seul lieu, mais déroulé dans le temps.

Plus généralement, c’est l’implicite qui est le plus problématique dans cet album, mais aussi c’est l’enjeu le plus intéressant à travailler avec eux d’un point de vue littéraire. Il faut donc amener les élèves à mettre des mots sur cet implicite pour combler les ellipses entre le texte minimaliste et les illustrations pleines d’évocations.

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