« Les histoires se terminent toujours de la même façon » de Bernard Friot

Les histoires se terminent toujours de la même façon

Le loup fait sa sieste. L’agneau s’approche doucement et lui saute sur le ventre.
– Je veux un bonnet ! crie l’agneau. Tricote-moi un bonnet, tout de suite.
Et le loup va chercher deux pelotes de laine, des aiguilles à tricoter et un modèle découpé dans un catalogue de tricots. Il s’applique énormément, mais le fil lui échappe sans cesse et les mailles se défont.
L’agneau est mort de rire, il n’en peut plus, il se tient les côtes et se roule par terre.
Le loup est tout penaud.
– Fais-moi un gâteau au chocolat ! ordonne l’agneau.
Et le loup prend de la farine, des œufs, du beurre, du sucre, de la levure et du chocolat. Il mesure, mélange, ajoute et fait cuire, exactement comme dans la recette. Mais le gâteau ne lève pas, il est aussi plat qu’une galette.
L’agneau se tape les cuisses, à en pleurer de rire. Non, vraiment, c’est trop drôle!
Le loup s’excuse humblement.
– Lis-moi la fable du loup et de l’agneau ! réclame l’agneau.
Et le loup grimpe sur un escabeau pour attraper le gros livre relié. Il met ses lunettes, cherche la bonne page et se met à lire. Le loup a une belle voix grave et il lit merveilleusement bien.
L’agneau hurle de rire. Il fait des bonds comme un cabri, il trépigne, il étouffe.
– Encore, encore ! bêle-t-il sottement.
Le loup reprend le livre et recommence à lire.
Ses yeux se rétrécissent, sa voix est comme étranglée. Au milieu de la sixième ligne, il s’arrête brusquement, se lève d’un bond, se jette sur l’agneau et le dévore.


1. Analyse du texte

La fable « Le loup et l’agneau »

Cette histoire fait écho à la fable de La Fontaine « Le loup et l’agneau ». Les élèves sont habitués au personnage du loup dans la littérature de jeunesse, sentiment renforcé à travers le mot « toujours » présent dans le titre.

Dès la première phrase, « Le loup fait sa sieste. L’agneau s’approche doucement et lui saute sur le ventre. », le lecteur peut s’attendre à une suite tragique, telle qu’on peut la trouver dans les contes ou les fables. Cependant, un doute est immiscé dans l’esprit du lecteur, car il est peu probable que l’agneau se fasse manger dès la seconde phrase. Son intérêt est éveillé.

Des rôles inversés

Le loup, habituellement féroce et agressif, ne montre aucun signe d’autorité. Il ne prononce pas un mot, et se plie aux volontés de l’agneau « Il s’applique énormément ». Il est sensible et soumis « Le loup s’excuse humblement », « Le loup est tout penaud ».

L’agneau, lui, est sûr de lui « lui saute sur le ventre », espiègle, autoritaire « Tricote-moi un bonnet, tout de suite », moqueur « L’agneau est mort de rire, » et sans empathie.

Un malaise latent

Dès la première phrase, quand l’agneau saute sur le ventre du loup, le lecteur s’inquiète. On aimerait parler à l’agneau pour le raisonner, le calmer, lui dire d’arrêter. Cette tension va durer tout le récit, et ira en s’amplifiant. Parallèlement à ce sentiment, la réaction du loup nous fait réajuster notre jugement. Le loup ne réagit pas, s’exécute sans discernement.

Le malaise est aussi entretenu par le fait que le loup est maladroit dans la réalisation de ce qui lui est demandé : « mais le fil lui échappe sans cesse et les mailles se défont », « Mais le gâteau ne lève pas, il est aussi plat qu’une galette. ».

L’histoire réajustée par le « livre »

C’est finalement l’apparition du livre dans l’histoire, comme une mise en abyme, qui va donner une toute autre tournure au récit. La force de la littérature, de l’ordre des choses dans les contes, aura raison de l’agneau. Ce loup, inculte, ne semblait tout simplement pas savoir que les loups mangent les agneaux dans les histoires. C’est la lecture de ce livre qui va éveiller sa conscience, jusqu’à l’influencer dans son attitude et le faire brusquement changer de comportement. Est-ce vraiment l’accès à la culture littéraire qui explique ce retournement ? Pas forcément si l’on en croit le titre. Est-il possible alors de rencontrer des loups dociles en gentils dans les histoires ? Oui, puisque nous venons d’en rencontrer un. Est-ce habituel ? Non, ça ne l’est pas, et le poids de l’histoire littéraire (l’escabeau évoque une grande bibliothèque, le livre relié la littérature et les lunettes la lecture) est lourd et présent dans la culture. Pourtant, la liberté de l’auteur est plus forte, et même si l’ordre des choses est rétabli à la fin du récit, cette histoire est bien l’histoire d’un loup naïf et d’un agneau écervelé et capricieux.

Le loup a-t-il vraiment dévoré l’agneau ?

Deux interprétations sont possibles :

1/ Le loup, en lisant la fable, comprend soudainement son statut de loup et agit comme un loup doit agir : il dévore l’agneau. Cette hypothèse est cohérente avec le titre et l’ordre des choses. Cependant, elle est incohérente avec le caractère du loup, naïf et soumis depuis le début de l’histoire. Peut-être s’est-il réveillé (au sens prendre conscience), car après tout, il faisait la sieste au début du récit et a été sorti de son état de sommeil un peu trop brutalement.

2/ Le loup ne mange pas l’agneau. L’ambiguïté réside dans le « il », avec un glissement possible entre le loup de l’histoire que l’on lit et le loup de l’histoire mise en abyme. Après tout, on parle du loup (en général), celui des histoires, et ce glissement est facile à opérer. Mais plus encore, c’est « Au milieu de la sixième ligne » qui peut nous faire douter de l’action du loup. De quelle histoire parlons-nous ? De celle que nous lisons où de celle que lit le loup ? Après tout, peut-être est-il lui-même horrifié par ce qu’il lit, ce qui est probable car c’est un loup naïf. « Ses yeux se rétrécissent, sa voix est comme étranglée. » : son changement d’attitude n’est peut-être pas une prise de conscience, mais de la peur et de l’horreur, la même que nous ressentons quand nous lisons les histoires de loup. Le loup ne serait qu’un loup lecteur, en proie aux même sentiments que nous.

L’ambiguïté de ces deux hypothèses est renforcée par cette fameuse 6ème ligne : dans la fable de La Fontaine, la 6ème ligne est « Et que la faim en ces lieux attirait. ». Effectivement cela suggère la faim du loup face à l’agneau, mais ce n’est pas à ce moment du récit que le loup mange l’agneau.

De même, si la 6ème ligne est celle du récit que l’on est en train de lire, le milieu est après « Le loup […] » et peut se compléter par « se lève d’un bond, se jette sur l’agneau et le dévore ».

« il s’arrête brusquement » devient tout autant ambigu : est-ce qu’il se stoppe dans une action ou est-ce qu’il arrête de lire…

2. Comment amener les élèves à la compréhension de ce texte ?

– Le vocabulaire du texte reste accessible. Attention cependant à des mots comme tricoter, modèle, penaud, lever (pour un gâteau), humblement, livre relié, rétrécir.

– Avant de commencer la lecture, on pourra évoquer le conte Le loup et l’Agneau de Jean de la Fontaine, et la raconter brièvement. « C’est l’histoire d’un agneau qui boit dans la rivière. Un loup arrive. Il a faim et est de mauvaise foi : il accuse l’agneau de salir son eau alors que c’est faux. Il l’accuse aussi d’avoir dit de mauvaises choses sur lui, ce qui est faux aussi. Pourtant, à la fin, le loup mange l’agneau. Ici, on va lire une histoire de Bernard Friot qui parle aussi d’un loup et d’un agneau. Mais on connaît Bernard Friot, il va nous réserver des surprises. »

– La forme du texte est assez typique et demande à être remarquée par les élèves. L’agneau fait 3 demandes au loup, à chaque fois sur le même modèle, avec une progression dans l’empressement de ses demandes et de son comportement. Les deux premières fois, le loup échoue à réaliser ce qui est demandé. La troisième fois, il parvient à lire avec brio, ce qui ravit l’agneau mais rompt avec la structure du texte : un événement est donc attendu par cette nouvelle structure narrative, qui annonce la fin du récit.

Pour identifier ces 3 parties, on peut les colorier de 3 couleurs différentes. La situation finale peut être isolée d’une autre façon, tout en étant incluse dans la 3ème partie.

Il est possible aussi de schématiser les 3 séquences, ce qui permettra de visualiser la chronologie et surtout de réfléchir plus précisément à la dernière scène. Est-ce que l’on va dessiner le loup qui mange l’agneau ? Ou le loup horrifié par sa lecture ? On pourra par exemple demander de schématiser cette fameuse 6ème ligne : va-t-elle être dessinée dans le livre que lit le loup ou recherchée dans le texte de Bernard Friot ?

– Ce schéma peut servir de base à identifier les émotions et intentions des personnages : que pensent-ils ? Que veulent-ils ? Quels sont leurs traits de caractère ? Ces émotions peuvent être notées sur le schéma :

1/ sûr de lui, capricieux / obéissant, appliqué
2/ directif, pressé, moqueur / silencieux, appliqué
3/ exigent, enfantin / sérieux, investi
3bis/ (après « Encore, encore ! ») le loup est-il : terrifiant, cruel ou stupéfait et apeuré ? L’agneau, n’étant plus décrit, cela laisse place aux deux hypothèses.

– Le jeu sur les phrases idiomatiques font partie des éléments de compréhension et doivent être expliquées si nécessaire :
« L’agneau est mort de rire » : l’agneau est-il vraiment mort ? (il s’agit d’une hyperbole, mais on n’utilisera pas ce terme, on dira plutôt que c’est une expression ou une façon de dire). Le choix de cette expression n’est pas anodin : l’auteur nous garde sur le qui-vive.

D’autres expressions peuvent être recherchées ou notifiées par l’enseignant :
« il se tient les côtes » « à en pleurer de rire » « L’agneau hurle de rire. » « Il fait des bonds comme un cabri ». Idem ici, la comparaison avec un cabri est amusante et ajoute au fait que le loup reste impassible et sans instinct.
On pourra noter ces expressions ou les avoir préalablement préparées et expliquées (avant de commencer la lecture).

Toutes ces phrases ne s’appliquent qu’à l’agneau durant tout le récit, jusqu’au moment où le loup prend conscience de son statut de loup. Lui aussi est alors décrit par des expressions plus subtiles, qui montrent sa prise de conscience et son éveil potentiel : « Ses yeux se rétrécissent, », « sa voix est comme étranglée ».

– La question peut alors être posée : « Le loup a-t-il mangé l’agneau ? » Pour aider à répondre à cette question, on guidera les élèves sur les éléments du texte :
« Ses yeux se rétrécissent, sa voix est comme étranglée. » : « Que ressent le loup ? Si étranglée veut dire serré, à quel sentiment cela peut aussi faire penser ? »
« Au milieu de la sixième ligne » : « De quelle 6ème ligne parle-t-on ? » « Qu’est-ce qui est écrit au milieu de la sixième ligne ? »

– Un retour au titre est alors possible : mais de quelle histoire parlons-nous ?

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